François Beaune - Pour une littérature brute

 

Collectif sous la direction de Stéphane Bikialo 

avec les contributions de Stéphane Bikialo, François Beaune, Sylvain Gire, Maud Lecacheur, Éric Loret, Catherine Rannoux

 

Publié en mars 2023

 

Un ouvrage collectif de création/recherche sur et avec François Beaune, 

sous la direction de Stéphane Bikialo. 

Avec les contributions de Stéphane Bikialo, François Beaune, Silvain Gire, Maud Lecacheur, Éric Loret et Catherine Rannoux. 

 

 Né en 1978 à Clermont-Ferrand, François Beaune vit à Marseille. 

Depuis son premier livre, Un homme louche (Verticales, 2009), jusqu’à La Lune dans le Puits (Verticales, 2013), Omar et Greg (Le Nouvel Attila, 2018) ou Calamity Gwenn (Albin Michel, 2020), il collecte des « histoires vraies » et oeuvre à la création de ce qu’il nomme son « entresort », une galerie de personnages incarnant le monde actuel. Invité du festival Bruits de Langues en 2020, il succède à Marie Cosnay dans la collection éponyme. 

Pour rendre compte de la pluralité des terrains investis par l’écrivain (romans, récits, portraits, chroniques, dessins, BD, émissions de radio), Stéphane Bikialo, a réuni une équipe composée de Maud Lecacheur et Catherine Rannoux (universitaires), de Silvain Gire (cofondateur et responsable éditorial d’ARTE Radio pour laquelle l’écrivain a réalisé plusieurs documentaires), et d’Éric Loret (critique littéraire et essayiste). Chacun s’est lancé librement dans les échanges avec François Beaune : l’enjeu était de le faire réagir à des réflexions, des analyses sur son oeuvre et de dialoguer avec lui sur sa démarche d’écriture entre documentaire et fiction. 

« Les êtres humains sont étonnants, et il faut leur donner la place de l’être, un espace livre que j’appelle Entresort, qui leur permet d’exprimer la complexité de ce qu’ils ont à dire. » 

L’ensemble des contributions a été recomposé autour de thématiques (l’attention au réel, au sous-réalisme, au louche, aux vies ordinaires, la recherche d’une littérature brute) et d’enjeux centraux de l’écriture de François Beaune : l’art du portrait et le hasard des rencontres, les techniques de montage et de fictionnalisation, et une définition singulière du statut de l’auteur. L’horizontalité de la relation qu’il noue avec ses modèles et qu’il revendique, affirmant le principe d’une co-auctorialité avec ces derniers, conduit à une forme d’effacement de l’auteur qui permettrait au lecteur d’être en prise directe, dans un rapport brut, avec ses personnages. 

Les échanges avec l’écrivain sont entrecoupés d’extraits de L’Entresort, son journal de bord, qui témoignent de sa méthode de collecte d’histoires. 

 Précisant au fil des entretiens les enjeux politiques de son écriture, François Beaune se situe dans une histoire de la littérature qui s’inscrit aussi bien dans la filiation (critique) de Balzac et de sa Comédie humaine que de Svetlana Alexievitch ou Florence Aubenas et de leurs oeuvres basées sur des entretiens, ou encore de Jean Dubuffet et de sa revendication d’un art brut. 

EXTRAIT :

 

 

 Une galerie de portraits 

au hasard des rencontres

François Beaune / Stéphane Bikialo 

 

 

Stéphane Bikialo :

 

En parcourant ton travail de manière chronologique, on peut avoir l’impression de trois temps successifs : le louche (ou sous-réalisme) entre 2005 et 2011 (parution d’Un ange noir), les histoires vraies entre 2011 et 2017 (projet, voyage, création du site, parution du livre puis résidences en Vendée, au Liban et ailleurs), et l’Entresort à partir de 2018 car la notion devient centrale par la préface d’Omar et Greg, qui convoque l’ensemble des personnages des romans antérieurs sous ce principe : 

Tu écris quoi comme genre de livres ? me demande Greg. Alors je lui explique ce plan, mon projet de vie, cette série de portraits fictionnels ou réels, que j’ai appelée L’Entresort, ma Comédie humaine à moi.

Un entresort, au début du siècle, c’est une baraque foraine où tu entres par un côté, tu payes tes cent sous, tu passes un moment dans l’intimité d’un monstre, une femme à barbe, un avaleur de sabre, un nain, un géant, puis quand tu t’es bien imprégné, tu ressors par une porte opposée, d’où le nom. C’est du cirque, alors, ce que tu fais ? Oui, sauf que la piste est plongée dans le noir, et qu’il s’agit de s’immerger dans la voix du personnage. D’abord il y a eu Jean-Daniel Dugommier, l’homme louche, puis Alexandre Petit, l’ange noir, puis tous mes Méditerranéens dans La Lune dans le puits, et maintenant Gérard, un ouvrier de campagne rencontré en Vendée, qui est devenu un ami. 

 

Mais l’Entresort est présent dès les premiers projets, comme en témoigne cet entretien avec Laurence Bourgeon pour Zone littéraire en 2009 : 

 

Il y a ce projet global, au-delà du louche, que j’appelle mon Entresort, et dont l’objectif est de réaliser une galerie de portraits de personnages. Un entresort est une petite baraque foraine circulaire où l’on entre en payant ses cent sous. Dedans on y découvre un nain, une femme à barbe, un avaleur de sabre, et puis l’on sort par une autre porte. L’idée est de faire entrer le lecteur ou le spectateur dans l’univers intime du personnage, et de l’en faire sortir par l’autre porte, de lui faire vivre le voyage immobile. 

 

L’Entresort serait une sorte de notion englobante, d’hyperonyme dont le louche et les histoires vraies ne seraient que des variations, de déclinaisons, des modes d’approche ?

 

 

François Beaune : 

 

Je me souviens bien quand à la fin de tout le travail d’édition qu’on avait mené avec Jeanne Guyon et Yves Pagès (éditions Verticales), que ce soit pour Un homme louche ou Un ange noir, ils me demandaient de réfléchir à comment le livre allait s’appeler, le premier mot que je mettais dans la liste des titres possibles était toujours L’Entresort. Je voulais appeler tous mes livres comme ça, et d’ailleurs Yves se moquait de moi à ce sujet, comme d’une blague récurrente que je leur faisais sans en comprendre au fond la portée.

Mon travail d’écriture consiste à faire monter les lecteurs dans cet Entresort dont je choisis les personnages, que je remets en scène à ma manière, afin de leur faire vivre cette expérience intime. Or aujourd’hui c’est moi le monstre de ce livre (du latin monstrare, se montrer), un monstre né à Clermont-Ferrand.

C’est dans ce sens aussi que l’Entresort fonctionne, et c’est parce qu’ils racontent des histoires à la marge que mon rôle est de les libérer un moment de leur sort où ils ont été coincés, c’est-à-dire dans ces limbes où ils sous-vivent, le temps d’une lecture, et de les remettre en scène afin qu’un public, un lectorat puisse vivre leur expérience, tenter en empathie de comprendre qui ils sont, de les prendre en considération, aussi parce qu’ils sont nous, que nous sommes tous il me semble dans cet état d’entre-sort de nos vies, d’attente de trouver une place tranquille, un cercueil confortable où enfin on pourra se reposer et ne plus avoir à justifier nos existences.

Enfin « L’Entresort » est aussi le nom que j’ai donné au journal de bord que je tiens depuis 1999. Il consiste en une somme d’observations, de notes prises sur des choses perçues, que ce soient des oeuvres ou des moments, des impressions de vie, des débuts de fictions, des portraits courts, des analyses de pubs, sans parler des dessins et des découpages, que je ne scanne pas pour l’instant, qui restent dans les cahiers. Très souvent ce qui se retrouve dans les documents word de « L’Entresort » (un fichier word par année) est déjà une réécriture d’une note prise à la main dans un cahier, qui pourra disparaître du Journal en fonction de son utilisation dans une oeuvre publiée, ou réapparaître sous une autre forme.

L’Entresort est donc à la fois cet espace imaginaire où j’entrepose le réel glané, et cette piste, cette scène où vont se révéler les personnages incarnant ce réel.

 

 

Stéphane Bikialo :

 

Cette dimension d’« espace imaginaire » que tu évoques là apparaît beaucoup moins visible dans les ouvrages que celle de « scène », sans doute parce que ce qui marque dans tes livres, ce sont les personnages, qui seraient, si je te suis bien, les incarnations de cet espace imaginaire, auxquels tu vas inventer une scène (une histoire, un entourage, un cadre de vie…).

 

 

François Beaune :

 

Depuis le début, ma pratique artistique est celle du portrait. Mon premier livre, Un homme louche, fait le portrait de Jean-Daniel Dugommier, le trop méconnu inventeur du sous-réalisme. Un ange noir raconte ensuite la quête existentielle du sombre Alexandre Petit. Le suivant, Une vie de Gérard en Occident, est le monologue d’un ouvrier vendéen racontant sa vie à un Érythréen qui ne parle pas français en attendant qu’une députée socialiste arrive, et le dernier raconte l’histoire de Calamity Gwenn, comédienne en devenir travaillant dans un sex-shop à Pigalle. Sans parler de la revue Louche qu’on avait créée avec la mère de ma fille, qui proposait des sortes de monographies de gens louches dans leur univers intime, tel que Gaëtan Barthélémy, un patron vosgien de scierie à la retraite, qui après que sa deuxième épouse l’a quitté s’est mis à découper des femmes dans la Redoute et la Camif en même temps qu’il écrivait trente-deux manuscrits étonnants à en recouvrir intégralement les murs de sa ferme.

Mais je peux remonter encore plus loin. Même mes premiers poèmes étaient déjà des portraits. En CM2 je me souviens être tombé amoureux d’une certaine Alexandra, magnifique blonde platine aux grands yeux de mangas et au nez en trompette. Afin de la séduire, j’avais composé un acrostiche, avec son nom à la verticale, et chaque alexandrin évoquait tout le bien que je pensais d’elle. Le poème m’a pris un temps fou, et quand je le lui ai remis, Alexandra l’a balayé d’un clin d’oeil de ses grands cils émouvants, et m’a confié de sa voix doucement excitante : c’est très gentil François, mais c’est Bertrand que j’aime.

À partir de ce jour, même si ça réduisait le champ des possibles, je ne suis plus tombé amoureux que de jeunes filles aux noms courts, en trois ou quatre voire maximum cinq lettres, comme Eva ou Line, à la limite Julie. Ce qui montre que déjà à cet âge-là j’avais à coeur de ne pas gâcher ma vie à passer trop de temps à écrire, car il faut aussi vivre et aimer, bordel, Alexandra, comment as-tu pu être aussi insensible ?! Avec Bertrand en plus !

Ce projet de vie et d’écriture que j’ai, de tirer le portrait des gens autour de moi, que je mène depuis cette ingrate d’Alexandra, un jour je l’ai appelé L’Entresort, de la même façon et avec à peu près la même modestie que Balzac a appelé le sien La Comédie humaine.

 

 

Stéphane Bikialo :

 

La référence à La Comédie humaine revient fréquemment. Dans un entretien avec Thierry Guichard pour Le Matricule des anges, tu écris : 

 

Mon entreprise littéraire, que j’ai intitulée L’Entresort, se veut une galerie d’individus capables de nous faire découvrir le monde de leurs points de vue uniques. C’est, en toute humilité, ma petite Comédie humaine à moi. Mais contrairement à Balzac, qui lui utilisait cette troisième personne verticale, positiviste, pour nous asséner des personnages archétypes de leurs classes sociales, en fonction de psychologies déterminées dont lui seul maîtrisait la logique, j’essaie plutôt de me mettre au service de personnages qui m’échappent, à qui je laisse toute liberté de donner leurs points de vue complexes, contradictoires, sur ce qu’ils vivent.

 

Et sur le site Histoires vraies de Méditerranée, la référence revient de manière plus humoristique :

 

Comme disait Balzac, on n’a pas tous La Comédie humaine à écrire – heureusement les gars ! car ça prend un temps fou ! – mais on a tous au moins une histoire vraie à confier au reste du monde ! 

 

Est-ce que tu peux préciser la manière dont « L’Entresort » est ta « petite comédie humaine » ? Peux-tu préciser ce rapport et cette différence par rapport à Balzac ?

 

 

François Beaune :

 

Balzac pratique la caricature et la moquerie sur ses personnages. Par exemple dans Les Illusions perdues, sur la bonne société d’Angoulême : « M. de Saintot, nommé Astolphe, le président de la société d’agriculture, homme haut en couleur, grand et gros, apparut remorqué par sa femme, espèce de figure assez semblable à une fougère asséchée, qu’on appelait Lili, abréviation d’Élisa ».

Balzac est le narrateur omniscient, qui sait ce qui se passe quand M. de Saintot s’enferme dans son bureau à faire semblant depuis dix ans de rédiger un traité d’agriculture. Qu’apprend-t-on sur le personnage ? L’idée que, de Paris, de son propre bureau, Balzac se fait du personnage :

 

Quoiqu’il restât enfermé pendant toute la journée dans son cabinet, il n’avait pas encore écrit deux pages depuis douze ans. Si quelqu’un venait le voir, il se laissait surprendre brouillant des papiers, cherchant une note égarée ou taillant sa plume : mais il employait en niaiseries tout le temps qu’il demeurait dans son cabinet : il y lisait longuement le journal, il sculptait des bouchons avec son canif, il traçait des dessins fantastiques sur son garde-main, il feuilletait Cicéron pour y prendre à la volée une phrase ou des passages dont le sens pouvait s’appliquer aux événements du jour ; puis le soir il s’efforçait d’amener la conversation sur un sujet qui lui permit de dire : il se trouve dans Cicéron une page qui semble avoir été écrite pour ce qui se passe de nos jours. Il récitait alors son passage au grand étonnement des auditeurs, qui se redisaient entre eux vraiment Astolphe est un puits de science.

 

Comment ne pas lire ce passage satirique en miroir du grand écrivain à son bureau, travailleur acharné, l’exact opposé de ce bourgeois de province avec son fragile vernis de culture ? Balzac croque les gens de son époque, crée des archétypes mineurs dans l’idée de donner à comprendre le monde à grands traits, ce qui implique une certaine simplification du réel, qu’il ne peut que percevoir de loin, de façon extérieure, avec ses a priori.

Je crois qu’aujourd’hui la littérature peut faire autrement, que cette ironie à la française, qui continue de se pratiquer dans les salons depuis des centaines d’années, est un prisme fatigué qui mérite d’être remis en question. Quand j’écris Calamity Gwenn, mon idée n’est pas de me moquer, mais de rire avec elle, de sa manière étrange de vivre le monde. De même pour Gérard, c’est en empathie avec lui qu’on rit, en tout cas je l’espère. L’humour est fondamental je trouve pour exprimer le monde et ses ridicules. Mon idée n’est pas de rire en surplomb des insectes qui composent notre société, mais de rire avec chacun d’eux, ce que Flaubert fait déjà d’ailleurs très bien en mettant en scène ces deux magnifiques spécimens que sont Bouvard et Pécuchet, qui dans leur invraisemblance vont au-delà de l’archétype, incarnant à deux la société scientiste, positiviste de l’époque.

 

 

Les contributeurs et contributrices

 

Je suis né en 1964 dans un monde en noir et blanc, parfois coloré par la Rubrique-à-brac et les Monty Python. À 20 ans, j’ai quitté Lyon et mes études de Lettres pour devenir poète maudit à Paris. J’ai vendu des livres, des abonnements à Télérama et des parapluies. Alors que j’allais devenir un mauvais journaliste, Francesca Piolot et Jean Lebrun m’ont permis de déconner sur France Culture de 1990 à 1994 en parlant de Joy Division, de Public Enemy et de Serge Daney. J’ai ensuite intégré ARTE en 1994. Au début du siècle, le président Jérôme Clément a eu l’idée étrange de créer une radio sur Internet. J’ai donc cofondé ARTE Radio avec Christophe Rault en 2002. Pionnière et révolutionnaire, cette « radio à la demande » d’ARTE France invente la délinéarisation des programmes, le podcast et le fil à couper l’eau tiède. Je dirige depuis 20 ans cet espace unique qui produit en liberté des documentaires et des fictions sonores, lauréats de 60 prix internationaux, mais aussi des rendez-vous essentiels sur le féminisme (« Un podcast à soi ») ou la littérature (« Bookmakers »). J’ai publié en 2002 un recueil de nouvelles aux éditions du Seuil, Johnny est mort, et un peu pratiqué le one-man show. Je suis en réalité modeste et fragile mais ça ne se voit pas.

 

  • Maud Lecacheur :

Maud Lecacheur est ATER en littérature française contemporaine à l’université Grenoble Alpes. Sa thèse, « La littérature sur écoute : recueillir la parole d’autrui de Georges Perec à Olivia Rosenthal », porte sur l’étude des collectes de voix dans la littérature française des années 1980 à nos jours. Elle a publié plusieurs articles sur l’hypothèse d’une posture d’écrivain public dans la littérature contemporaine, sur les collectes de témoignages ainsi que sur Jean-Paul Goux, Jean Hatzfeld et Olivia Rosenthal.

 

  • Éric Loret :

 

Ancien élève de l’École normale supérieure de Fontenay, Éric Loret est critique, membre de l’AICA et maître de conférences associé en journalisme à l’université de Paris Sorbonne Nouvelle. Il écrit régulièrement pour AOC et Libération. Il a publié deux essais : Petit manuel critique (Les prairies ordinaires, 2015) et Warhol (Les pérégrines, 2021).

Catherine Rannoux

Catherine Rannoux est professeure de langue française et stylistique à l’université de Poitiers et membre du FoReLLIS (UR 15076). Ses travaux portent notamment sur les questions du dialogisme et la polyphonie, les faits de représentation de discours autre (dans la filiation des travaux de Jacqueline Authier-Revuz), les rapports entre style et genèse, et la question de l’imaginaire de la langue chez les écrivains français du XXe et du XXIe siècles (Annie Ernaux, Laurent Mauvignier, Claude Simon, Jacques Roubaud, Sylvie Germain, François Bon, Renaud Camus, Jean Malaquais, François Beaune, etc.).