De l'amour et du vin

 

Florence Delaporte

 

Octobre 2023 

14 nouvelles pour célébrer le goût de la rencontre et du vin partagé

 

« Il y a des vins qui peignent de nouvelles couleurs à l’existence (...). Des vins qui arrivent au bon moment, drapés dans leur manteau de velours, qu’on cueille parce qu’on en a besoin, comme si on savait de quel amour ils procèdent. Des vins qui vous donnent l’impression de sortir d’un long sommeil des sens, et de revenir sur la terre des parfums et des couleurs. Sur la terre des gens. »

 

Ce recueil compose une collection des moments précieux jalonnant la vie d’une femme, –  instants privilégiés, souvenirs de voyage, histoires d’amour ou longues amitiés –, chacun associé à la découverte et au partage d’un vin.

 

Un résiné frais et puissant dans la douceur d’un soir d’octobre sur une île des Cyclades, un vin jaune d’Arbois en apothéose d’une histoire d’amour et un Saint-Amour qui explose sur les tommettes de la cuisine, signant la fin d’une passion impossible…

... et un Bandol à Brutal Beach pour refaire le monde et évoquer les écrivains chéris, du « grand Pirotte » à Pierre Bergounioux : « une race d’hommes au verbe clair, à l’érudition modeste, au rire franc, à la plume leste ou chantournée. Une même race d’hommes, de ceux qui vous servent à boire sans rien en dire un vin qui leur ressemble ».

 

Dans la nouvelle qui clôt cet hymne à la vie et à la convivialité, Florence Delaporte retrace l’engagement d’Ingrid Gancel, une vigneronne du Médoc, et son combat pour poursuivre sa « belle aventure, élaborer, fabriquer, vendre son vin », grâce au soutien de Terra Hominis et de son fondateur, Ludovic Aventin, qui signe la postface de ce recueil.

 

Le vin est avant tout le fruit d’une terre et du travail des femmes et des hommes qui l’habitent. Il peut être suave ou âpre, puissant ou subtil, festif ou consolateur. Parce qu’il transmet une histoire, le vin nous relie. À la faveur d’heureux hasards, il s’accorde parfois au moment que nous vivons. Il l’accompagne avec justesse. Il fixe l’émotion suscitée dans notre mémoire comme l’écho de cet instant.

 

Dans une langue précise, délicate et sensuelle, Florence Delaporte célèbre le partage de cet accord mystérieux, sa puissance jubilatoire ou réparatrice.


 EXTRAIT

 

12 – Petit matin à Brutal Beach

 

 

L’aube va poindre sur Brutal Beach. Le haut des vaguelettes s’éclaircit, la fraîcheur est à son comble, personne sur le front de mer dans son murmure, aucun bateau à l’horizon bleu d’encre. Je marche nu-pieds le long du rivage couvert de petits galets doux et je me chante une chanson d’amour et de perdition, de désespoir et de souvenirs glorieux, une chanson qui pleure à ma place l’amour qui s’enfuit. Il y a des matins où l’amitié nous sauve, où la beauté du monde redevient visible, consolatrice. 

 

Cette nuit encore, nous avons refait le monde, avec Jacques Serena et Karen Coughlin : le voilà tout neuf, tout propre et brillant, même ses pointes acérées dans mon cœur luisent comme des sabres d’argent, même le haut des mâts des bateaux de plaisance. Nous l’avons refait moins tranchant, plus aisé, presque accueillant, aidé par les quelques bouteilles de domaine Tempier que j’avais apportées. Il y a des vins qui peignent de nouvelles couleurs à l’existence, pas les plus luxueux, pas les plus fameux, non, sauf pour ceux qui savent. Des vins qui arrivent au bon moment, drapés dans leur manteau de velours, qu’on cueille parce qu’on en a besoin, comme si on savait de quel amour ils procèdent. Des vins qui vous donnent l’impression de sortir d’un long sommeil des sens, et de revenir sur la terre des parfums et des couleurs. Sur la terre des gens.

 

On a ouvert à l’apéritif la bouteille de bandol rosé et parlé de l’écrivain Jim Harrison, quand il venait au Plan-du-Castellet, pour manger et boire avec Lulu Peyraud et sa famille, boire le vin qu’ils font depuis 1834, le divin domaine Tempier.

Jim Harrison a écrit à Lulu Peyraud, née Tempier, qu’il buvait une bouteille de son vin par jour pour des raisons médicales mais que deux bouteilles seraient une bien meilleure idée. Lulu a aujourd’hui 102 ans, et elle va voir la mer tous les jours avant de battre sa fille au scrabble.  

Dès que la vie fait mine de m’écraser, je sais que je peux faire confiance au Bandol, à l’ail et à Mozart.

 

Alors on a ouvert une deuxième bouteille, du bandol rouge domaine Tempier et on a parlé des amis écrivains qu’on connaît tous les deux Jacques et qu’on aime. Je suis fascinée par l’écriture obsessionnelle de Jacques Serena qui tranche ouvertement avec son sourire chaleureux, son rire contagieux et sa joie d’être avec Karen, qui est peintre, les jumeaux et les autres êtres humains chanceux invités à leur table.

On s’est raconté comment on les aime, pourquoi on les aime, et rien n’est meilleur pour une âme en peine qu’un bel exercice d’admiration. De ces amis qu’on chérit et qui aiment le vin, le grand Pirotte en tête, arpenteur de vignes – celles du Seigneur, maintenant –, surtout en Bourgogne et en Cabardès, dénicheur de caves et de bistroquets, poète magnifique des géographies les plus reculées où courent quelques arpents d’un cépage oublié qu’il éclusait au caboulot du village avec les trognes du cru, ses meilleurs amis d’un soir. Pirotte qui pouvait aussi avoir le vin mauvais et faire trembler l’assistance de ses rugissements ou bien vous glisser des confidences dont on ne saura jamais si elles sont vraies ou pas.

 

[…] Lorsque je lève mon verre et que m’éblouit le jeu des transparences, je sais qu’il n’est pas d’autre vérité sous terre, sur terre et dans le ciel et que le frémissement de la liqueur fonde les certitudes et les évidences de la poésie, donc de ce que sans erreur il faut nommer, n’en déplaise aux tempéraments atrabilaires, le souci chevillé à l’âme de l’harmonie universelle.