Foule solitaire

 

Derek Munn

 

Publié en mars 2019

 

Dans le prolongement de L'ellipse du bois, Derek Munn reprend sa réflexion sur les méandres de la mémoire par le biais du récit autobiographique.

 

Ici, l'auteur convoque deux personnages disparus, son oncle et le musicien et chanteur Vic Chesnutt :

 

« Leur ressemblance est aussi étrange qu’évidente. Dans mon imagination ils deviennent indissociables. Ils s’entendent à merveille. C’est comme s’ils s’envoyaient des clins d’œil. D’image en image j’ai l’impression de voir une identité se fondre dans une autre. (...)

 

Des sons, des images, des sensations, des lacunes, des pourquoi.

Il y a plusieurs choses à ne pas expliquer.

 

Ce texte ne parle pas vraiment de mon oncle, ni de Vic Chesnutt, ni de moi, mais d’un nous que je suis, d’une foule solitaire qui cherche à suivre ses propres traces.

I’ve learned to smile when all I feel is rage »

 


L'avis du libraire : Hugues Robert de la librairie Charybde (Paris 12e)

Inventer une passerelle aux sentiments lorsque les mots d’abord se dérobent.

Avec Vic Chesnutt et une alchimie personnelle

 

Is that you boy ?
La question arrive toute seule, envoyée d’une pièce plus loin, elle suit les fils d’une toile invisible qui me saisissent dès que j’entre dans la maison. Il ne s’agit pas d’un piège, c’est un accueil, un éblouissement. Chaque fois.

Il y a un splendide défi à dire l’amour, sans hyperbole et sans mièvrerie. Hommage d’un neveu à un oncle adoré en toute simplicité, « Foule solitaire » a su s’appuyer sur une étrangeté, sur un truchement proprement magique, pour y parvenir avec l’éclat de ce qui transfigure les vies éventuellement minuscules.

Il y a des jours où mon nom remplace le mot boy, puis dans les dernières années, quand mes visites deviennent rares, il forme une phrase à part où l’interrogation se fait plus entendre, où un doute tremble dans la voix de mon oncle, par conséquent ma réponse aussi semble moins assurée.

Dans « Vanité aux fruits » et dans « Le cavalier », dans les nouvelles de « Un paysage ordinaire » déjà, Derek Munn, Anglais vivant en France depuis 1988 et écrivant en français, avait su extraire une singulière poésie de la discrétion flamboyante à partir de contextes ou de situations ressortant d’abord en apparence de l’infra-ordinaire. Dans le décodage intime d’une photographie de Bill Brandt(« L’ellipse du bois », 2017, dans la même collection Vies minuscules des éditions L’Ire des Marges, où paraît en mars 2019 ce « Foule solitaire »), il avait merveilleusement traqué les résonances personnelles qui nous permettent d’habiterun paysage physique ou mental conçu pourtant par d’autres.

Traverser la cuisine, écarter le rideau de silence, brusquer des odeurs brunes, grasses, sures de longues années de nourriture. Une sorte de sas. Avancer dans l’écoute qui m’attend, qui me porte. Se rendre compte de l’épaisseur du temps.

C’est Vic Chesnutt, sa personnalité, ses musiques et ses textes qui fournissent ici à la fois le carburant et le comburant permettant d’établir et de consolider, contre les marées du temps, de la perte de la vision puis de la mémoire, une passerelle fragile entre oncle et neveu, passerelle qui, en quelques pages hantées, se révèle pourtant à l’épreuve de la destruction.

Is that you boy ?
Phrase fantôme, refrain, paroles d’une chanson de Vic Chesnutt qui n’existe pas. Mots pour entrer dans un texte. J’avance en boucle sur le même mètre de linoléum, un moment du passé incomplet, total, renflé de son avant. Une texture de silence. Un disque que je remets sans jamais l’entendre de façon définitive.

Inventant un territoire profondément différent, ténu et fugitif, loin des seules nostalgies partagées et des souvenirs potentiellement décryptables, « Foule solitaire » nous offre un moment extrêmement rare, celui d’une introspection joyeuse, d’un faufilement dans les méandres du sentiment, où le hasard et la nécessité s’associent paradoxalement pour faire vivre et revivre ce que la pudeur rend généralement si difficile à décrire et à nommer correctement. Face au risque du manque de mots, la médiation pourtant presque silencieuse, aussi, de l’auteur-compositeur américain, paralysé depuis ses dix-huit ans, opère comme un baume alchimique, un substitut magique à l’absence et à la difficulté du dire – avant qu’il ne soit trop tard. Treize pages assemblée d’un fil rouge caractéristique, et un très grand texte.

 

Non, il n’aurait pas aimé cette musique, mais dans ce texte je la fais un peu sienne. Je suis sûr qu’il aurait pu l’aimer, aurait pu la comprendre, il y a même des mots que j’entends modulés en harmonie dans leurs deux bouches. Je suis sûr que s’il avait chanté mon oncle aurait chanté comme Vic Chesnutt. Il était toujours à l’affût, tourné vers l’extérieur. Souvent en arrivant je le voyais de loin, il était à la fenêtre, il humait l’air, aspirait la lumière par tous ses pores, le nez collé contre les vitres qu’il nettoyait lui-même malgré sa cécité. Enfant je l’ai aidé des fois, ce n’était pas mieux.

https://charybde2.wordpress.com/2019/03/07/note-de-lecture-foule-solitaire-derek-munn/?fbclid=IwAR33VILd1S3mOWZBB0wK7_CXCWh97SfSfhNUaFiFGvy9fCGCcbF7tDhwm1U