Opéra

 

Franck Magloire

 

Novembre 2023 

Roman d’un petit monde, Opéra dépeint, à l’échelle d’un quartier, la société et les enjeux de notre modernité.

 

Ce roman met en scène seize personnages, d’origines et de cultures diverses, que le hasard amène à se croiser, parfois se rencontrer, dans le quartier de l’Opéra, qu’ils y vivent, y travaillent, s’y promènent ou s’y perdent.

 

Seize incarnations de l’existence urbaine contemporaine parmi lesquelles Rachel, vieille dame juive, qui se souvient des heures sombres de son enfance sous l’Occupation et d’une rafle que l’histoire a occultée ; un trader qui fait son jogging à l’aube, parcourant la ville dans une course effrénée, à l’image de l’emballement financier auquel il se voue chaque jour.

Eva, brillante étudiante en sciences économiques le jour, escort-girl  la nuit ; J-P., éboueur qui collectionne les correspondances dénichées dans les poubelles. 

Mais aussi Paul, conducteur de métro hanté par le souvenir d’un géant aux cheveux roux, Mehdi, jeune caïd vivant son homosexualité loin de sa banlieue, W., directeur du temple des nouvelles technologies aux prises avec une manifestation, Carole qui tente de donner un sens à son existence en participant à des maraudes.

Au fil des chapitres, ces personnages se retrouvent intimement liés les uns aux autres à la faveur d’une émotion, d’une évocation, d’une action ou d’une tranche de vie. 

 

Ce ballet des vies et des relations tissées par le hasard met en lumière nos solitudes communes et nos possibles partages au cœur d’un tryptique moderne : 

« l’Opéra massif et silencieux, après que la musique s’est tue et les ballerines ont fini de danser ; l’Apple store resté éclairé à cette heure tardive de la nuit, projetant en toute indifférence son aura lumineuse jusque sur le trottoir (...) ; la banque insouciante et intouchable en haut de laquelle les marchés ne dorment pas, ne pensent pas, soldent les comptes en effaçant les rêves et les hommes  ».

 

Roman à la composition précise, Opéra constitue une allégorie sensible de notre humanité soumise à la mondialisation, aux défis économiques et écologiques, aux enjeux actuels de civilisation, mais aussi éprise de ce « dur désir de durer », de liberté et de partage.

 

 


 EXTRAIT

 

 

Après le départ des policiers, le magasin Apple rouvre ses portes sous la surveillance inquiète des vigiles postés aux entrées. Les clients affluent de nouveau ; rien ne s’est passé. La grille d’aération du métro sur laquelle il se tient debout a beau lui envoyer de l’air chaud, Jojo a déjà le bout des doigts bleu. Mais peu importe la morsure, les premiers froids sont de bon augure pour les affaires. Les passants donnent plus ces jours-là, à condition toutefois qu’ils restent bien au sec car si le ciel devient menaçant, un téléphone, un sac, une mallette dans une main et le parapluie dans l’autre les obligent à trop de contorsions qui leur font perdre un temps précieux. Les visages s’assombrissent, et ils en sont à économiser leurs gestes, à réfréner cet élan naturel du cœur, qui varie aussi selon le jour de la semaine, les périodes de vacances, l’humeur et les saisons. L’été indifférent est parfois pire que l’hiver meurtrier.

Jojo s’assoit sur la grille, tend sa main et, de l’autre, continue de tenir son téléphone mais à distance de son oreille cette fois. L’appel peut se prolonger plusieurs dizaines de minutes. L’annonce préenregistrée tourne en boucle, la musique qui l’accompagne se répète. Un air italien, Vivaldi, aurait tout de suite confirmé son pote le Viking qui s’y connaissait en musiques anciennes mais il n’est plus là pour préciser à Jojo de quelle saison il s’agit. Jojo choisit le printemps, il aime les commencements Compte tenu du nombre important d’appels Il a déjà essayé d’appeler à plusieurs reprises, tôt ce matin. Il est près de seize heures maintenant, et c’est trop tard pour aujourd’hui, peut-être demain De bien vouloir renouveler votre appel Après tout, il peut s’installer ici pour cette nuit, profiter des grands magasins alentour pour récupérer des cartons, les planquer entre deux séparateurs de voie du chantier de l’Opéra côté est, en espérant qu’il ne pleuve pas ; il n’a plus le choix de toute façon, depuis qu’ils ont démonté l’une des dernières cabines téléphoniques dans laquelle il avait l’habitude d’entreposer tout son barda Pour ne pas prolonger votre attente, nous vous remercions En attendant, il fera un tour, regardera les vitrines décorées, s’achètera deux ou trois litrons – ce sera toujours plus économique et revigorant que de prendre un vin chaud au comptoir – sollicitera au passage les touristes qui arrivent par bus entiers et les clients qui font du repérage pour leurs futurs achats de Noël Toutes nos lignes sont momentanément occupées Au fond, il répugne à prendre une place en foyer, à se retrouver parmi quatre cents bonshommes entassés sur trois étages dans de vastes dortoirs. Ça ronfle, suinte, éructe de tous côtés. Certains parlent, crient, geignent, pleurnichent dans leur sommeil agité Habida cuenta del volumen elevado de llamadas Ils ânonnent une langue inquiétante et incompréhensible Yсі наші телефонні лінії тимчасово зайняті Une langue de la nuit, perdue aux confins des ombres guerrières, sans visage et sans voix, hantée par la crainte de se faire voler ou de prendre un coup de lame. Dès l’entrée pourtant, on vous fait passer dans un sas sécurisé, on vous palpe sans ménagement de la tête aux pieds, les mains parfois hésitantes, s’arrêtant, renâclant presque, de peur d’être contaminées d’une façon ou d’une autre elles aussi ; le seul moment pendant lequel on daigne vous toucher Please call us back later, thank you Tôt le matin, on vous demande de quitter les lieux au plus vite, vous traversez alors le dortoir au sol froid jonché de draps jetables, entortillés sur eux-mêmes, roulés en boule ou étalés sans pudeur, la plupart souillés par les sécrétions nocturnes et la crasse accumulée au fil des jours passés dehors, vous vous contentez de les éviter comme on évite de fouler un parterre de fleurs au détour d’une allée dans un parc ou de passer près d’une tombe fraîchement creusée dans un cimetière, tout dépend à ce moment-là de votre humeur et de la façon dont vous vous êtes réveillé en vue d’affronter un nouveau jour Compte tenu du nombre important d’appels, toutes nos lignes sont momentanément occupées. Pour ne pas prolonger votre attente, nous vous remercions de bien vouloir renouveler votre appel Il coupe son téléphone et le fourre dans l’une des rares poches intactes de sa grosse doudoune élimée. Le vieil appareil montre des signes de fatigue, il devra bientôt s’en débarrasser. Il n’en acquerra pas d’autre. De toute façon, un téléphone ne lui sert plus qu’à contacter le 115, certaines associations et les institutions sociales qui lui fournissent une aide circonstanciée, à coup de numéros d’immatriculation et de formulaires. Il ne reçoit plus aucun coup de fil, surtout depuis que le Viking a tiré sa révérence.

(...)