SALADE, TOMATE, OIGNONS

Portrait d'Amakoé de Souza

 

Jean-Christophe FOLLY

 

Publié en février 2021

 Liberté, Égalité, Fraternité ? Non.

Salade, tomate, oignons.

Un homme seul, envahi par les mots, rencontre une femme, un soir, dans un kebab.

Ce récit dresse le portrait d’un homme et d’une femme issus de l’immigration, mais aussi celui d’une génération qui refuse les héritages et les appartenances caducs. C’est dépouillés de tout, fragiles et nus qu’ils décident de vivre et d’opérer leur révolution, « à la Tupac, à l’Albertine, à la Rimbaud ».

 

 

Avertissement 

 

Ce livre présente deux versions de Salade, tomate, oignons - Portrait d’Amakoé de Souza.

La première est le texte du spectacle écrit et interprété par Jean-Christophe Folly, créé en octobre 2019 à la Comédie de Caen. 

La seconde est le récit original du même auteur, écrit en 2015 et jusqu’à maintenant resté inédit.

 

 

 L’ extrait

 

Guy

 

Avant avant, il y a eu beaucoup de nuits ; avant ce soir-ci, j’ai passé beaucoup, beaucoup de nuits seul ; au bout de je sais pas combien de nuits seul, éduqué au parfum de l’horreur, sorti apatride de tous les terroirs, sans illusion, sans regret et sans remords, le désir en roue libre et la peur calée dans mes deux angles morts ; avant ce soir-ci, il y a eu beaucoup de nuits, au bout de je sais plus combien de nuits donc, seul donc, le parfum de l’horreur donc, que je respirais à pleins poumons ; au bout de toutes ces nuits incomptables seul, les naseaux au bord de la rupture, le plafond photographié dans toute ma tête, le silence, à la veine digéré, sans illusion et sans remords donc, n’attendant plus rien ;

il me restait pourtant les sardines, de ces petites sardines grandes comme une phalange et l’on sent, quand on les croque avec les molaires, l’on sent leur petit corps, leur petit squelette, céder sous l’ivoire, j’aurais pu les faire frire, ces satanées sardines, j’aurais pu, avec de la farine blanche et du citron jaune, les faire revenir dans une poêle d’huile d’olive, les rendre rousses et puis les rendre brunes, du sel, du poivre et le tour eût été joué, mais on ne sait pas pourquoi, on ne sait jamais ; si on le savait, ça équivaudrait à inspirer consciemment, à expirer consciemment, alors autant ne rien savoir, je ne savais pas pourquoi et je ne sais toujours pas, parce qu’au jour d’aujourd’hui, des sardines frites, j’en salive, mais hier, hier c’est hier, dans le passé, il y a des choses dont on se lasse parce qu’on les a trop eues et l’on en veut d’autres alors on s’aventure et c’est ce que j’ai fait, pourtant il faisait froid mais rien à faire il a fallu que je mette le nez dehors ce soir-ci ; parce que c’est ça qui est fou, que ç’ait pu être un autre jour, dans une autre tournure, celle d’un vieux lundi soir par exemple, au bout de je sais pas combien de nuits, j’aurais pu, seul, éduqué au parfum de l’horreur, j’aurais pu bifurquer, oui c’est ça, bifurquer, faire de ma droite ma gauche, de ma gauche ma droite, aux intersections prendre un peu d’allure pour laisser tout ça dans mon dos, ces ennuis, ce tracassier, parce qu’arrivé là-bas, jeté sous les néons, sur le carrelage qui refroidit, arrivé là-bas, que je commandais affamé ma boîte de nuggets en fouillant dans mes poches pour de la monnaie, j’ai tourné la tête, comme cent fois j’ai tourné la tête, comme mille, comme tous les hommes la tournent, pour ne chercher rien, juste se rassurer les cervicales, si ça huile, juste ça ; comprendre, si le destin pouvait comprendre que c’est pas parce qu’on tourne la tête à gauche à droite qu’on demande à ce que notre vie soit dissoute, juste ça, si le destin voulait bien comprendre, le reste je m’en charge ; au bout de je sais pas combien de nuits, tout ce que j’attendais, c’est les nuggets, c’était un aller-retour, chez moi j’avais tout laissé allumé, une histoire de dix minutes, hop je descends, la boîte de nuggets, hop je remonte, pas plus, dans ma tête c’était ça l’histoire, je me demande même si j’avais pas laissé un peu d’eau chauffer pour qu’à mon retour elle se soit tout juste mise à frémir et que j’y trempe un sachet de verveine, parce qu’à l’époque il faisait frisquet  (...)

 

 

À partir du 12 février