NOS CORPS PIROGUES

 

Marie Cosnay

 

Publié en Janvier 2022

 

Un récit double entre conte et documentaire qui croise histoires d’exil et histoires d’accueil, un récit politique où l’autrice mêle sa voix à celles des exilés. 

 

En 2017, de nombreux mineurs venus de Guinée Conakry, de Côte d’Ivoire, du Mali, arrivent en France, seuls. Ils arrivent par la mer sur les côtes du sud de l’Espagne qu’ils traversent pour passer la frontière à Hendaye. Dans des villages du Pays basque, des collectifs citoyens s’organisent pour accueillir et accompagner ces jeunes gens. 

 

En 2017, Marie Cosnay est en résidence à La petite Escalère, un jardin merveilleux peuplé d’oeuvres d’art sur les bords de l’Adour. Ce jardin-refuge accueille également d es réfugiés en attente d’un toit ou d’un droit. Avec l’autrice, ils collectent et traduisent des mots, miment la traversée en pirogue de la Méditerranée, et partagent les récits de l’exil. 

 

C’est alors qu’un enfant se présente et avec lui la question de la protection de l’enfance. Il est guinéen et s’appelle Saâ. Lorsque Marie Cosnay le rencontre, il a 16 ans et vient d’arriver à Bayonne. Quand sa mère est morte, on l’a arraché à l’école, sa famille l’a chassé. Il a travaillé dur pour payer son voyage, mis plusieurs années pour traverser l’Afrique et subi mille violences avant de rejoindre la France. 

 

Après l’épopée du voyage, commence pour Saâ une nouvelle bataille pour justifier son exil et faire reconnaître sa minorité auprès de l’administration française : un parcours faits d’incohérences, d’injonctions folles, être clair avec son histoire, et d’espoirs déçus. 

 

Dans une écriture directe et épurée, Marie Cosnay

témoigne de cette relation singulière d’hospitalité et des questions qu’elle soulève.

La force et la justesse de ce récit tient à sa capacité à faire surgir les images, les émotions et à nommer l’insupportable, à faire le récit des vies et à porter les voix de ceux dont on nie la réalité. 

 

Couverture et charte graphique :

© Carole Lataste / N’A QU’1 ŒIL

L'extrait

" Aujourd’hui, c’est Camille qui est entrée au jardin.

Les pommes d’or des Hespérides, de main en main, sont passées.

On les envoyait, les rattrapait.

Puis Camille a proposé les tableaux vivants.

Devant la mosaïque de Fernand Léger.

Une femme tenait sur son bras un oiseau.

Un homme s’accrochait à une planche, un radeau.

Le petit banc devant la grande mosaïque dans le jardin, nous pouvions nous y asseoir dessus pour observer, voir venir. Nous avons fait autre chose.

Nous avons besoin de l’air qui vous effraie, disait Philippe.

Pour moi, l’imprévu, c’est ça : rencontrer la piété sous mes pas.

Christian a dit : pas de relation spirituelle sans pratique. Je ne mange pas et ne bois pas pour être en relation avec mes camarades, mes frères et à travers mes frères, l’esprit.

Le petit banc, nous nous y sommes installés, à califourchon. Il est devenu une pirogue. Nos corps, ces pirogues. On ramait. Il y avait le bruit des rames, le choc de l’eau, les oiseaux criards, il y avait le souffle de chacun et déjà l’un de nous se fatiguait. Un autre a donné l’alerte. La pirogue prenait l’eau. On a rempli des seaux d’un côté du banc, on les a versés de l’autre, en rythme, ensemble, sur la voix de l’un des nôtres qui psalmodiait un drôle de poème : il y a de l’eau, il y a de l’eau. On a vu s’affaiblir l’un des nôtres. On l’a enlacé. On l’a soutenu. On n’a pas chaviré. On a appelé à l’aide, bouches grand ouvertes. Bras tendus, immobiles, vers la côte et les gardes-côtes, vers les jardins et vers les pommes et vers les frères, vers les Hercule et les occidents, vers les couchants, les Hespérides, vers quiconque n’a pas peur de l’imprévu mais y retrouve ses esprits. "